Afin de continuer à célébrer nos autrices féminines, je vous présente aujourd’hui une critique d’un livre important pour l’histoire de l’humanité. Je tiens à publier cet article également dans le but de participer à la journée internationale de commémoration des victimes de l’esclavage et de la traite transatlantique des esclaves qui se tenait le 25 mars 2024. Impossible que vous ignoriez l’existence de ce livre qui a fait le tour du monde livresque en 2023. Pour l’occasion, l’oeuvre de fiction Babel relate un travail acharné sur les concepts de l’empire et de la colonisation tel qu’ils se camouflent encore aujourd’hui à travers le globe.
Synopsis
L’Institut royale de Traduction de l’Université d’Oxford, communément appelée Babel, est le centre du monde moderne. Elle renferme les secrets derrière la ressource la plus primée au monde : les barres d’argent. C’est le programme que doit intégrer Robin Swift, un jeune cantonais orphelin recueilli par un riche érudit anglais. Grâce à sa facilité avec les langues modernes et anciennes, Robin est sauvé d’une mort certaine et d’une vie de misère en Chine à condition de développer son talent dans l’objectif de devenir un étudiant de Babel. Mais ses années d’études l’armeront de plus encore que la connaissance des langues. Entouré d’étrangers comme lui, Robin apprend le secret du succès de l’Empire britannique au détriment des colonies dont ils sont eux-mêmes issus. La question devient la suivante : où évoluera leur allégeance? Avec la Couronne ou avec leur mère-patrie à laquelle on semble les convaincre qu’ils n’appartiendront jamais?
Avant d’embarquer dans le vif du sujet, quelques mots sur l’autrice. Mais quel coup de coeur! R.F. Kuang est une femme brillante et ça transparaît dans son écriture. Dès la préface, son style d’écriture m’a frappé; elle est sassy. L’ambiance qu’inspire sa plume se présente comme étant riche, enveloppant et chic, une atmosphère élégante et relevée. C’est très dark academia. Son intelligence est évidente, mais je n’avais pas l’impression de lire un mémoire ou une thèse de doctorat pour autant.
Le chapitre 23 à lui seul m’a convaincu d’ajouter The Poppy War sur ma TBR.
Babel constitue une critique de l’empire intemporel et du colonialisme. Il vous fera réfléchir sur vos comportements et votre identité comme aucun manuel scolaire ne l’a fait auparavant.
La beauté de ce livre réside dans ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire une fiction inventée de toute pièce. À l’image d’un true-crime, le roman de R.F. Kuang ne dépeint rien de moins qu’une réalité aujourd’hui trop peu réalisée. Mon objectif n’est pas ici de rentrer dans les détails de la colonisation et de l’empire formel ou informel, mais de vous faire réaliser que Babel est un livre important. L’autrice parvient à éduquer sur un sujet chaudement débattu encore aujourd’hui de la manière la plus intéressante qui soit. L’amalgame de fiction et de réalité est réussi.
Toutefois, si vous croyez que Babel est comme un manuel scolaire, j’ai le regret de vous annoncer que vous n’avez jamais lu un manuel scolaire. Ce n’est pas parce qu’un livre vous apprend quelque chose sur l’histoire que ça en fait un manuel. Est-ce que Babel est une oeuvre de fiction ayant recours aux principes d’éducation pour se construire et enivrer son lecteur? Bien sûr. Trouvez-moi hautaine si vous le voulez, but I said what I said.
Un point fort de ce livre est la continuité du discours colonial tout au long de l’histoire. L’intrigue se base sur l’expérience coloniale et l’inégalité qu’elle engendre plutôt que de le mentionner rapidement au passage comme le font beaucoup de livres juste dans le but d’être au goût du jour. Ces livres ne s’attaquent pas réellement aux points chauds, ne débattent pas les questions de la moralité. Ils les effleurent et n’y reviennent jamais. Je trouve courageuse l’entreprise de R. F. Kuang d’asséner le lecteur avec la controverse de l’empire et du colonialisme présent dans Babel, montrant les nuances et la complexité du débat.
Dans le cas où Babel vous intimide avec son discours et vous hésitez à le lire, sachez qu’il est facile à comprendre et ne requière pas un intellect supérieur à la moyenne pour l’apprécier. Le livre est si bien écrit qu’il se lit sans embûche.
J’aimerais faire mention d’un élément m’ayant marqué. Il s’agit du débat au chapitre 8 dont le sujet est la difficulté de la traduction vis-à-vis de l’écriture originale. Personnellement, je ne m’arrête pas assez souvent à apprécier le travail d’un traducteur, que ce soit dans un livre ou au cinéma, dont la tâche est complexe et mérite d’être soulignée. Ce chapitre m’a fait réfléchir davantage sur ces défis qui paraissent invisibles pour le commun des mortels. Donc entre les leçons sur l’empire et la colonisation, Babel propose un hommage aux traducteurs chevronnés qu’on oubli trop souvent.
Les personnages et le found family qui se développe est ce qui fait que ce livre fonctionne. Ils sont magnifiquement élaborés puisqu’on les adore et on les détestent en même temps. La ligne entre le héros et le villain est très mince, ils tiennent un pied de chaque côté tout au long de 550 pages.
SPOILER
Le débat sur Letty. Le personnage le plus frustrant de ce livre.
Alors que les professeurs Lovell et Playfair ainsi que leurs amis et collaborateurs soient visiblement des hommes blancs privilégiés, Letty est devenu pour moi l’apogée du complexe de l’homme blanc. D’accord elle a tenté de comprendre la vision de Ramy, Victoire et Robin, les aidant à couvrir un meurtre et en s’alliant avec Hermes, mais au final elle a pris la décision la plus fatale pour le groupe. Car en vérité elle faisait face à trois options une fois sa décision prise :
- continuer à débattre avec ses amis afin de les convaincre d’abandonner l’idée d’une insurrection
- se libérer elle de ce projet de révolution, rentrer chez elle avec ce secret et laisser les choses se produire afin de protéger ses amis tel qu’elle disait vouloir faire
- trahir ses amis et les dénoncer
Le fait que son choix s’arrête sur l’option 3 montre comment elle ne croit pas du tout en leur motivation. Ramy a beau lui expliquer et lui répéter qu’ils agissent pour le bien-être des victimes d’un système, Letty ne comprend pas. Elle demeure convaincue que parce que ses amis individuellement ont eu une expérience différente de leurs semblables, ils doivent à l’empire de ne pas poursuivre ce projet de révolution.
Griffin mérite un livre à lui seul pour faire le point sur mon appréciation de lui.
Si vous ne changez pas d’opinion plusieurs fois sur certains personnages au cour de votre lecture, je serais surprise. Ça montre la complexité de la question du colonialisme, comment la rhétorique impériale justifie ses actions et surtout pourquoi cela a si bien réussi pendant des siècles. On est vraiment dans la tête de Robin à se demander quelle version est la vraie. Si Babel lui procure des prérogatives, doit-il être en faveur de l’empire et accepter la colonisation sans rien dire?
« Later, when everything went sideways and the world broke in half, Robin would think back to this day, to this hour at this table, and wonder why they had been so quick, so carelessly eager to trust one another. Why had they refused to see the myriad ways they could hurt each other? Why had they not paused to interrogate their differences in birth, in raising, that meant they were not and could never be on the same side? » (88)
La progression rend la lecture agréable. Cependant, les 150 dernières pages ralentissent le rythme un peu trop à mon goût. En rétrospective, ce ralentissement est logique et nécessaire, mais sur le coup ça m’a déplu.
SPOILER
Le siège dans la tour et surtout sa terminaison sont la fin que je ne savais pas dont j’avais besoin. Je ne suis pas de ceux qui raffolent des fins ouvertes laissant à interprétation, mais dans le cas de Babel et des sujets qu’il touche, elle nous donne l’occasion de réfléchir sur la colonisation et l’empire tel qu’ils se présentent aujourd’hui.
Ce livre ne plaira pas à tout le monde, ne vous méprenez pas. La première raison pourrait-être car la plupart des gens lisent afin d’être diverti et échapper à leur vie. Ils ne désirent pas entrer dans les polémiques et la contrariété dans les livres alors que leur quotidien en est déjà riche. Ce que je comprends parfaitement! Mais pour les moments où on a envie d’une lecture corsée qui nous éduque, Babel est un bon choix. Toujours est-il que je l’ai adoré. Parce qu’il ralenti à la fin, ce n’est pas une note parfaite.
Note finale : 4.75/5
Joignez-vous à moi pour célébrer le mois de la femme en consultant mon article sur Lady Tan’s Circle of Women. Soyons fidèles à nos autrices et aux femmes inspirantes. Bonne lecture!